39
Lloyd Henreid
était à genoux. Il chantonnait en souriant. De temps en temps, il oubliait ce
qu’il chantonnait, le sourire s’effaçait, il sanglotait un peu puis il oubliait
qu’il pleurait et se remettait à chantonner sa berceuse, Dodo, dodo. Le
bloc des cellules était totalement silencieux, à part les sanglots et les dodos
de Lloyd, et parfois le bruit du pied de lit raclant le sol de ciment. Lloyd
essayait de retourner le corps de Trask, pour attraper la jambe. Garçon, encore
un peu de salade, et un autre jarret, s’il vous plaît.
Lloyd avait l’air d’un homme qui
vient de suivre un régime super-amaigrissant. Son uniforme de détenu flottait
sur lui comme une voile un jour de calme plat. Son dernier repas remontait à
huit jours maintenant. La peau de son visage collait sur les os, révélant tous
les creux et les bosses de sa boîte crânienne. Ses yeux brillaient. Ses lèvres
s’étaient retroussées, découvrant ses dents. Ses cheveux avaient commencé à
tomber en grosses touffes. Il avait l’air d’un fou.
– Dodo, dodo, murmurait
Lloyd en farfouillant avec son pied de lit.
Un jour, il s’était demandé pour
quelle raison il s’était fait si mal aux doigts en voulant dévisser ce sale
truc. Un autre jour, il avait cru savoir ce qu’était vraiment la faim. Mais
cette faim-là n’était qu’une petite mise en appétit, comparée à ce qu’il
ressentait maintenant.
– L’enfant do… dormira… peut-être…
Le pied de lit accrocha la jambe
du pantalon de Trask, puis lâcha prise. Lloyd baissa la tête et se mit à
sangloter comme un enfant. Derrière lui, jeté dans un coin, le squelette du rat
qu’il avait tué dans la cellule de Trask, le 29 juin, cinq jours plus tôt. La
longue queue rose du rat tenait toujours au squelette. Lloyd avait plusieurs
fois essayé de la manger, mais elle était trop coriace. Il n’y avait presque
plus d’eau dans la cuvette des w.-c., malgré ses efforts pour l’économiser. La
cellule empestait l’urine, car il pissait dans le couloir pour ne pas polluer l’eau
de la cuvette. Il n’avait pas eu besoin – ce qui était parfaitement
compréhensible, compte tenu de l’extrême pauvreté de son régime alimentaire – d’aller
à la selle.
Il avait mangé trop vite sa
petite provision de nourriture. Il le savait maintenant. Il pensait que quelqu’un
allait venir. Il n’aurait jamais cru…
Il ne voulait pas manger Trask. L’idée
de manger Trask était tout simplement horrible. Hier soir encore, il avait réussi
à étourdir un cafard d’un coup de savate, et il l’avait mangé vivant ; il
l’avait senti courir comme un fou dans sa bouche juste avant que ses dents ne
le coupent en deux. En fait, ce n’était pas si mauvais, bien meilleur que le
rat en tout cas. Non, il ne voulait pas manger Trask. Il ne voulait pas devenir
cannibale. Il allait simplement rapprocher Trask, le mettre à portée de sa main…
au cas où. Simplement au cas où. Il avait entendu dire qu’un homme pouvait
vivre très longtemps sans manger, à condition d’avoir de l’eau.
(plus beaucoup d’eau mais faut
pas y penser pour le moment pas y penser pour le moment pour le moment)
Il ne voulait pas mourir. Il ne
voulait pas mourir de faim. Il avait trop de haine.
Une haine qui avait grandi
tranquillement au cours des trois derniers jours, en même temps que sa faim. Si
son petit lapin mort depuis si longtemps avait pu penser, peut-être l’avait-il
haï lui aussi (il dormait beaucoup maintenant, et son sommeil était toujours
troublé par le même rêve : son lapin, le ventre gonflé, les poils collés
de sa fourrure, les asticots qui grouillaient dans ses yeux et, pire que tout
ses pattes couvertes de sang ; quand il se réveillait, il regardait ses
propres doigts, fasciné). La haine de Lloyd s’était concentrée sur une seule
image, et cette image était LA CLÉ.
Il était enfermé. Un jour, il
avait cru que c’était plutôt normal. Normal qu’on enferme un sale type. Mais
non, pas vraiment ; c’était Poke le sale type. Sans lui, il aurait
sûrement fait des conneries, mais quand même pas ça. Il n’était pas
totalement innocent cependant. Il y avait eu George le Magnifique à Las Vegas, et
puis la petite famille dans la Continental blanche – il était dans le coup, et
il méritait bien qu’on l’asticote un peu. Peut-être quelques années à l’ombre. Naturellement,
personne n’aime ça, mais quand on se fait prendre, faut bien payer. Comme il
avait dit à l’avocat vingt ans, ça lui paraissait juste. Mais pas la chaise électrique,
ça non. L’idée de Lloyd Henreid avec de la fumée sortant de ses oreilles, c’était…
c’était complètement dingue.
Mais LA CLÉ, c’était eux qui l’avaient.
Voilà le problème. Ils peuvent t’enfermer et faire ce qu’ils veulent de toi.
Depuis trois jours, Lloyd
commençait à percevoir confusément le pouvoir symbolique, talismanique de LA
CLÉ. LA CLÉ, c’est la récompense quand tu joues le jeu. Quand tu ne joues pas
le jeu, ils peuvent te foutre au trou. Comme au Monopoly, en prison ! Passe
un tour, oublie tes deux cents dollars. Et LA CLÉ donne certaines prérogatives.
Ils peuvent te piquer dix années de ta vie, vingt, quarante. Ils peuvent acheter
des types comme Mayers pour te casser la gueule ou les couilles. Ils peuvent même
te faire sauter le caisson sur la chaise électrique.
Mais le fait d’avoir LA CLÉ ne
donne quand même pas le droit de foutre le camp, de te laisser crever de faim
en tôle. Pas le droit de te forcer à bouffer un rat crevé et la toile de ton
matelas. Pas le droit de te laisser dans un coin où tu risques d’être obligé de
bouffer le type de la cellule d’à côté (si t’arrives à l’attraper – dodo, dodo).
Il y a des choses qu’on peut pas
faire aux gens. Quand t’as LA CLÉ, tu peux aller jusque-là, mais pas plus loin.
Ils l’avaient laissé ici pour qu’il crève comme un chien, au lieu de le laisser
sortir. Il n’était quand même pas un chien enragé qui allait zigouiller la
première personne qu’il trouverait dans la rue, malgré tout ce que les journaux
pouvaient raconter. Quelques petites conneries, c’est tout ce qu’il avait fait
avant de rencontrer Poke.
Il haïssait donc, et la haine lui
commandait de vivre… ou du moins d’essayer. Un moment, il avait cru que la
haine et la volonté de survivre ne serviraient à rien, puisque tous ceux qui
avaient LA CLÉ étaient morts de la grippe, avaient échappé à sa vengeance. Et
puis, peu à peu, avec la faim, il avait compris que la grippe ne les tuerait
pas, eux. Elle allait tuer les minables comme lui ; elle allait
tuer Mathers, mais pas le salopard de maton qui avait payé Mathers, parce que
le maton avait LA CLÉ. Elle n’allait pas tuer le directeur de la prison – le
gardien qui lui avait dit que le directeur était malade n’était qu’un foutu
menteur. Elle n’allait pas tuer les juges, les shérifs, les agents du FBI. La
grippe ne touchait pas ceux qui avaient LA CLÉ. Elle n’osait pas. Mais lui, Lloyd,
il allait oser. Et s’il vivait assez longtemps pour sortir de ce trou, il
allait oser beaucoup.
Le pied de lit accrocha une fois
de plus le pantalon de Trask.
– Viens donc, murmura Lloyd.
Allez, viens. Viens par ici… dormira peut-être… enfant do, dodo.
Lentement, le cadavre de Trask
glissa sur le sol de la cellule. Aucun pêcheur n’amena un thon avec plus de
finesse, avec plus d’astuce que Lloyd amenant Trask. À un moment, le pantalon
de Trask se déchira et Lloyd dut ferrer ailleurs. Mais finalement, son pied fut
assez proche pour que Lloyd puisse l’atteindre à travers les barreaux, le
prendre… s’il le voulait.
– Faut pas m’en vouloir, murmura-t-il
à Trask en touchant la jambe du cadavre, en la caressant. J’ai rien contre toi.
Je vais pas te bouffer, mon pote. Sauf si je suis forcé.
Il ne se rendit même pas compte
qu’il avait l’eau à la bouche.
Lloyd entendit
quelqu’un dans la lumière cendrée du crépuscule. Au début, le bruit était si
lointain et si étrange – choc de métal contre métal – qu’il crut avoir rêvé. Depuis
quelque temps, le rêve et la réalité se confondaient dans sa tête ; il
passait de l’un à l’autre sans s’en rendre compte.
Mais ensuite il entendit la voix,
et il se redressa d’un coup sur son lit, les yeux écarquillés, fou. La voix
flottait dans les couloirs, venue de quelque part dans le bloc de l’administration,
descendait par la cage d’escalier jusqu’au couloir menant au parloir, puis
résonnait jusque dans le bloc central où se trouvait Lloyd. Sereine elle
poursuivait son petit bonhomme de chemin à travers les grilles doubles, arrivait
finalement aux oreilles de Lloyd :
– Oooohé ! Il y a
quelqu’un ?
Curieusement, la première idée de
Lloyd fut celle-ci : Ne réponds pas. Il va peut-être s’en aller.
– Il y a quelqu’un ?
Une fois, deux fois ?… D’accord, je m’en vais. Je vais faire un petit tour
en ville.
C’est alors que Lloyd se réveilla.
Il se leva d’un bond, prit le pied de lit, commença à taper frénétiquement sur
les barreaux. Les vibrations remontaient le long de la barre de fer, faisaient
trembler les os de sa main.
– Non ! hurla-t-il.
Non ! Ne partez pas ! S’il vous plaît, ne partez pas !
La voix, plus proche maintenant, descendait
l’escalier.
– L’ogre vient te manger… oh,
oh, quelqu’un qui a l’air d’avoir… faim… très faim.
Puis un petit gloussement.
Lloyd laissa tomber son pied de
lit, s’agrippa des deux mains aux barreaux de sa cellule. Il entendait des pas
maintenant, quelque part dans l’ombre, des pas qui avançaient tranquillement
vers le bloc des cellules. Lloyd crut qu’il allait pleurer… il était sauvé… enfin…
Pourtant, ce n’était plus de la joie qu’il sentait dans son cœur, mais de la
peur, une peur qui grandissait, qui lui disait qu’il aurait dû fermer sa gueule.
Fermer ma gueule ? Mon Dieu ! Est-ce qu’il y a quelque chose de pire
que de crever de faim ?
Cette idée lui fit penser à Trask
qui était allongé sur le dos dans la lumière cendrée du crépuscule, une jambe
passée à travers les barreaux de la cellule de Lloyd. Et il manquait un bon
morceau à cette jambe. Dans la partie charnue de cette jambe, dans le
jarret. Et il y avait aussi des marques de dents. Lloyd savait fort bien à qui
appartenaient les dents qui avaient fait ces marques, mais il n’avait qu’un
très vague souvenir d’avoir mangé du filet de Trask. Pourtant, un puissant sentiment
d’horreur, de dégoût et de culpabilité s’empara de lui. Il se baissa et
repoussa la jambe de Trask dans l’autre cellule. Puis, après avoir jeté un coup
d’œil par-dessus son épaule pour s’assurer que le propriétaire de la voix n’était
pas encore en vue, il tendit la main et, le visage collé contre les barreaux, tira
sur la jambe du pantalon de Trask pour cacher cette vilaine chose qu’il avait
faite.
Naturellement, rien ne pressait
vraiment, car les grilles à l’entrée du bloc des cellules étaient fermées et le
bouton n’allait sûrement pas fonctionner sans électricité. Son sauveteur allait
devoir faire demi-tour pour chercher LA CLÉ. Il allait devoir…
Lloyd poussa un grognement sourd
quand le moteur électrique des grilles se mit à bourdonner. Le silence du bloc
des cellules amplifiait le son qui prit fin avec le familier clic-bang ! des grilles quand elles touchaient la butée.
Puis les pas s’avancèrent
tranquillement dans le couloir.
Lloyd était revenu se poster
derrière sa grille après avoir rectifié la tenue de Trask. Pourtant, il recula
de deux pas, sans savoir pourquoi. Il baissa les yeux et vit d’abord deux bottes
poussiéreuses, deux bottes de cow-boy aux bouts pointus, aux talons usés, et il
se souvint que Poke en avait de semblables.
Les bottes s’arrêtèrent devant sa
cellule.
Il leva lentement les yeux, vit
le jeans délavé enfoncé dans les bottes, la ceinture de cuir et la boucle de
laiton (les signes du zodiaque entre deux cercles concentriques), le blouson, les
badges épinglés sur les deux poches de devant du blouson – un petit bonhomme
jaune tout souriant sur l’un, un cochon mort sur l’autre, un cochon avec une
casquette de policier, et cette légende : VOUS AIMEZ LE COCHON ?
Au moment où les yeux de Lloyd
allaient découvrir le visage de Randall Flagg, Flagg poussa un énorme Bou !
Le bruit monta dans le silence du bloc des cellules, puis revint, fracassant.
Lloyd hurla, trébucha, tomba par terre et se mit à pleurer.
– Mais non, faut pas avoir
peur. Hé, mon vieux, tout va bien. Tout va plus que bien.
Lloyd sanglotait.
– Vous pouvez me faire
sortir ? S’il vous plaît, faites-moi sortir. Je ne veux pas crever comme
mon lapin, je ne veux pas crever comme ça, c’est pas juste, c’est à cause de
Poke, moi j’aurais fait rien que des petites conneries, laissez-moi sortir, monsieur,
je ferai ce que vous voulez.
– Mon pauvre vieux. À voir
ta dégaine, on dirait une pub pour une semaine de vacances à Dachau.
Malgré le ton chaleureux de la
voix de Flag, Lloyd n’osait pas lever les yeux plus haut que les genoux de ce type.
S’il regardait encore une fois ce visage, il allait mourir. C’était le visage d’un
diable.
– S’il vous plaît, laissez-moi
sortir d’ici. Je crève de faim.
– Ça fait combien de temps
que tu es dans ce trou ?
– Je ne sais pas, répondit
Lloyd en s’essuyant les yeux. Longtemps.
– Et pourquoi t’es pas mort ?
– J’avais quand même prévu
le coup, dit Lloyd au blue jeans en rassemblant les derniers vestiges de son
ancienne roublardise. J’avais gardé de la bouffe. Pas fou.
– T’aurais pas pris une
bouchée de ce brave type dans la cellule d’à côté, par hasard ?
– Quoi ! croassa Lloyd.
Quoi ! Non ! Nom de Dieu, non ! Pour qui vous me prenez ?
Monsieur, monsieur, s’il vous plaît…
– Sa jambe gauche a l’air
pas mal plus maigre que la droite. C’est pour ça que je te demandais, mon vieux.
– Je sais vraiment rien de
tout ça, murmura Lloyd en tremblant de la tête aux pieds.
– Et ce joli rat ? C’était
bon ?
Lloyd se cacha la figure dans les
mains et ne répondit pas.
– Comment tu t’appelles ?
Lloyd essaya de répondre, mais ne
put que pousser un gémissement.
– Votre nom, soldat ?
– Lloyd Henreid.
Il essaya de penser à ce qu’il
allait dire ensuite, mais tout tournait dans sa tête. Il avait eu peur quand
son avocat lui avait dit qu’il risquait de monter sur la chaise électrique mais
pas aussi peur que maintenant. Il n’avait jamais eu aussi peur de sa vie.
– C’était l’idée de Poke !
hurla-t-il. C’est lui qui devrait être ici, pas moi !
– Regarde-moi bien, Lloyd.
– Non, murmura Lloyd en
roulant des yeux.
– Pourquoi pas ?
– Parce que…
– Allez, vas-y !
– Parce que je crois que
vous n’êtes pas réel, murmura Lloyd. Et si vous êtes réel… monsieur, si vous
êtes réel, vous êtes le diable.
– Regarde-moi, Lloyd.
Épouvanté, Lloyd leva les yeux
vers ce visage sombre qui grimaçait un sourire derrière les barreaux. De sa
main droite l’homme tenait quelque chose à côté de son œil droit. Quand il
regarda cette chose, Lloyd eut tout à coup très chaud et très froid. On aurait
dit une pierre noire, noire comme du goudron. Au centre, un éclat rouge comme
un œil terrible, sanglant, mi-clos, qui regardait Lloyd. Puis Flagg fit lentement
tourner la pierre entre ses doigts et l’éclat rouge prit la forme d’une… d’une
clé. Flagg faisait tourner la pierre entre ses doigts. L’œil, la clé.
L’œil, la clé.
Et l’homme se mit à chanter :
– Elle m’a donné du café…
elle m’a donné du bon thé… elle m’a tout mais tout donné… mais pas la clé des
champs ! Pas vrai, Lloyd ?
– Si, si, dit Lloyd d’une
voix rauque.
Ses yeux étaient fixés sur la
petite pierre noire. Flagg la faisait courir entre ses doigts, comme un
prestidigitateur.
– Je suis sûr que tu
apprécies la valeur d’une bonne clé dit l’homme en faisant disparaître la
pierre noire dans son poing, la pierre qui reparut tout à coup dans l’autre
main, puis recommença à courir d’un doigt à l’autre. Je suis sûr que tu comprends.
Parce que les clés sont faites pour ouvrir les portes. Et y a-t-il quelque
chose de plus important dans la vie que d’ouvrir les portes, Lloyd ?
– Monsieur, je crève de faim…
– Je n’en doute pas, fit l’homme
en prenant une expression de sollicitude tellement forcée qu’elle en était
grotesque. Mon Dieu, un rat, il faut quand même le faire ! Tu sais ce que
j’ai mangé au déjeuner ? Un formidable sandwich au rosbif bien saignant
sur petit pain viennois, avec une excellente moutarde à l’estragon. Appétissant,
non ?
Lloyd hocha la tête. Des larmes
coulaient de ses yeux trop brillants.
– Avec en plus des frites, un
grand verre de lait, et puis comme dessert… mais mon Dieu, je suis en train de
te torturer, n’est-ce pas ? C’est très méchant. Je mérite une bonne
fessée, oui, une bonne fessée. Je suis désolé. Je vais te faire sortir tout de
suite, et puis on va manger quelque chose, d’accord ?
Médusé, Lloyd ne sut que répondre.
Oui, l’homme à la clé était un démon, ou plus probablement encore un mirage. Et
le mirage allait rester là devant sa cellule jusqu’à ce qu’il tombe raide mort,
il allait lui parler tranquillement de Dieu et de Jésus, de sa moutarde à l’estragon
en faisant apparaître et disparaître l’étrange pierre noire. Pourtant, l’expression
de compassion qu’il lisait sur ce visage semblait bien réelle, et l’homme
paraissait vraiment s’en vouloir de ce qu’il avait dit. La pierre noire disparut
à nouveau dans son poing. Et quand le poing s’ouvrit, les yeux sidérés de Lloyd
découvrirent une clé plate en argent dans le creux de la paume de l’étranger.
– Mon Dieu ! croassa
Lloyd.
– Tu apprécies ? demanda
l’homme noir, satisfait. C’est une masseuse qui m’a appris ce petit truc, une
masseuse de Secaucus, dans le New Jersey. Secaucus, patrie des plus gros
éleveurs de cochons du monde.
L’homme se baissa et glissa la
clé dans la serrure de la cellule de Lloyd. Ce qui était étrange, car si sa
mémoire fonctionnait encore (ce qui n’était à vrai dire pas tout à fait le cas),
ces cellules n’avaient pas de serrures. Elles s’ouvraient et se fermaient
électroniquement. Mais il ne douta pas un instant que la clé d’argent fonctionnerait.
Au moment où la clé s’enfonçait
dans la serrure, Flagg s’arrêta et fit un sourire espiègle à Lloyd. Et Lloyd
sentit le désespoir s’emparer de lui à nouveau. Ce n’était qu’un truc.
– Je me suis présenté ?
Je m’appelle Flagg, avec deux g. Content de faire ta connaissance.
– Moi aussi, croassa Lloyd.
– Je pense qu’avant de t’ouvrir
pour que tu ailles manger un morceau, nous devrions conclure un petit marché, Lloyd.
– Bien sûr, croassa Lloyd, et
il se remit à pleurer.
– Je vais faire de toi mon
bras droit, Lloyd. Tu vas devenir pareil que saint Pierre. Quand j’ouvrirai
cette porte, je vais glisser les clés du royaume dans ta main. Bonne affaire, non ?
– Oui, murmura Lloyd, terrorisé.
Il faisait presque complètement
noir maintenant. Flagg était à peine plus qu’une silhouette dans l’obscurité, mais
ses yeux étaient encore parfaitement visibles. Ils semblaient briller dans le
noir comme les yeux d’un lynx, un œil à gauche du barreau qui aboutissait à la
serrure, l’autre à droite. Lloyd était terrorisé, mais il sentait autre chose
aussi : une sorte d’extase religieuse. Un immense plaisir. Le plaisir d’avoir
été choisi, d’être l’élu. Le sentiment d’être arrivé à… quelque
chose d’autre.
– Tu voudrais te venger des
types qui t’ont laissé moisir ici, pas vrai ?
– Oh, oui ! dit Lloyd
en oubliant un instant sa terreur.
Et il sentit la colère monter en
lui, féroce.
– Pas seulement ceux-là d’ailleurs,
mais tous ceux qui pourraient être capables de faire une chose pareille. C’est
bien ça ? Un certain type de gens, pas vrai ? Pour ces gens-là, un
homme comme toi n’est qu’une ordure. Parce qu’ils ont le pouvoir. Pour eux, un
type comme toi n’a pas le droit de vivre.
– C’est exactement ça, répondit
Lloyd.
La faim qui le tenaillait venait
tout à coup de se transformer en autre chose. Aussi clairement que la pierre noire
s’était transformée en une clé d’argent. En quelques phrases, cet homme venait
d’exprimer ce qu’il sentait confusément. Non, il ne voulait pas simplement se
venger du gardien – Tiens, tiens, voilà le gros connard, le tas de merde, qu’est-ce
que tu racontes, tas de merde, quelque chose à dire de rigolo ? – car
il ne s’agissait pas de lui. Le gardien avait LA CLÉ, d’accord, mais le gardien
n’avait pas fabriqué LA CLÉ. Quelqu’un la lui avait donnée. Le directeur
de la prison, pensa Lloyd, mais le directeur n’avait pas fabriqué LA CLÉ lui
non plus. Lloyd voulait trouver les serruriers. Ils avaient certainement
survécu à la grippe, et il allait s’occuper d’eux. Oh oui ! Comme il
allait s’occuper d’eux !
– Tu sais ce que la Bible
dit de ces gens-là ? demanda Flagg d’une voix douce. Elle dit que les
grands seront abaissés, que les puissants seront abattus, que les orgueilleux
seront brisés. Et tu sais ce qu’elle dit des gens comme toi, Lloyd ? Elle
dit : Bénis soient les humbles de cœur, car ils hériteront de la terre. Et
elle dit encore : Bénis soient les pauvres d’esprit, car ils verront Dieu.
Lloyd approuvait. Il approuvait
et pleurait. Un instant, on aurait dit qu’une couronne de feu s’était formée
autour de la tête de Flagg, jetant une lumière si vive que si Lloyd l’avait
regardée trop longtemps elle lui aurait consumé les yeux. Puis elle disparut… comme
si elle n’avait jamais existé. Et sans doute n’avait-elle jamais existé, car
les yeux de Lloyd n’étaient même pas éblouis.
– Évidemment, tu n’es pas
très malin dit Flagg, mais tu es le premier. Et j’ai l’impression que tu
pourrais être très loyal. Toi et moi, Lloyd, nous allons faire du chemin. Le
moment est venu pour les gens comme nous. Le monde s’ouvre à nous. Je n’ai
besoin que d’une seule chose, ta parole.
– Ma p-parole ?
– Que nous allons marcher la
main dans la main toi et moi. Que tu ne me renieras pas, que la sentinelle ne s’endormira
pas à son poste. D’autres viendront bientôt – ils font déjà route vers l’ouest
– mais, pour l’instant nous sommes seuls toi et moi. Je te donne la clé si tu
me donnes ta parole.
– Je… je promets, dit Lloyd.
Et les mots parurent flotter en l’air,
vibrer étrangement. Lloyd écouta cette vibration, la tête penchée sur le côté, et
il put presque voir ces deux mots briller d’un éclat aussi sombre qu’une aurore
boréale dans la pupille d’un mort.
Puis il les oublia quand il
entendit la clé tourner dans la serrure. L’instant d’après la serrure tombait
aux pieds de Flagg dans un tourbillon de fumée.
– Tu es libre, Lloyd. Sors.
Incrédule, Lloyd toucha les
barreaux avec méfiance, comme s’ils allaient le brûler ; et de fait, ils paraissaient
chauds. Mais lorsqu’il poussa, la grille coulissa sans offrir de résistance, sans
bruit. Lloyd regardait son sauveur, ces yeux brûlants.
Quelque chose glissait dans sa
main. La clé.
– Elle est à toi maintenant,
Lloyd.
– À moi ?
Flagg prit les doigts de Lloyd, les
referma sur la clé… et Lloyd la sentit bouger dans sa main, la sentit changer. Il
poussa un cri rauque et ses doigts s’ouvrirent tout seuls. La clé n’était plus
là, remplacée par la pierre noire où brillait l’éclat rouge. Il la leva en l’air,
la tourna dans un sens dans l’autre. Et l’éclat rouge prenait l’apparence d’une
clé et maintenant d’un crâne, et maintenant d’un œil mi-clos, sanglant.
– À moi, répéta Lloyd.
Cette fois, il referma la main
tout seul, serrant la pierre de toutes ses forces.
– Allons manger quelque
chose, dit Flagg. Nous avons une longue route à faire ce soir.
– Manger… oui.
– Tant de choses nous
attendent, reprit Flagg d’une voix joyeuse. Et il faut faire très vite.
Ensemble, ils se dirigèrent vers
l’escalier, laissant derrière eux les morts dans leurs cellules. Quand Lloyd
chancela sur ses jambes à bout de forces Flagg le prit par le bras pour l’aider
à marcher. Lloyd se retourna et regarda ce visage grimaçant avec une expression
qui n’était plus seulement de la gratitude. Dans ses yeux, il y avait de l’amour.